DELIX
  • Quand l’hubris* trahit le kairos*

Quand l’hubris* trahit le kairos*

Il n’y a pas loin du capitole à la roche tarpéienne.
Dans cette courte scène, l’abbé de Villecourt joué par Bernard Giraudeau démontre dans l’emphase, en présence de Louis XV et de la cour, l’existence de Dieu. L’argumentation de l’abbé repose sur l’artifice de la rhétorique et sur son talent oratoire propre à son époque. Grisé par le succès, emporté par la démesure et sans doute inspiré par l’orgueil, il s’oublie dans une repartie « et je pourrai tout aussi bien démontrer le contraire quand il plaira à sa majesté ».

A-t-il oublié qu’un roi de France est couronné et sacré à Reims et que l’onction reçue confère à celui-ci la grâce divine en devenant Lieutenant de Dieu sur terre. Démontrer l’inexistence de Dieu serait alors nier la réalité du sacre et par la même la royauté d’un fils de Saint-Louis. Ce manque de tempérance et cet excès d’arrogance est l’offense de trop. 

L’Hubris*, cette perte de contrôle dont l’usage dans la société actuelle est de plus en plus fréquent révèle l’abus d’une autorité accordée où la jouissance a pris le pas sur le résultat.

Et pourtant, cet abbé sans ascendance bénéficiait, là, d’une opportunité qu’il lui fallait saisir afin de satisfaire ses ambitions. 

Le Kairos* est une fenêtre de tir, c’est un temps propre à l’action. Ce temps a parfois changé l’histoire, les causes peuvent quelquefois l’accompagner : Lénine appelait cela « les conditions historiques ».

Cette scène inventée a toutefois existé et a pu servir les talents conjugués du scénariste et des dialoguistes. C’était au XVI siècle finissant. Le royaume de France était en guerre civile et risquait la partition. Ancien protestant converti au catholicisme (1578), Jacques Davy du Perron (1556-1618), prélat, diplomate et poète fut remarqué aux Etats généraux de 1576 à Blois par Henri III. Respecté pour son érudition, versée dans les subtilités théologiques, maniant l’art oratoire et la rhétorique, il avait la réputation inégalée d’être un controversiste exceptionnel. Félicité en 1583 par Henri III pour une brillante diatribe contre les « athéistes », il avait répliqué qu’il aurait pu tout aussi bien et tout aussi brillamment soutenir le point contraire. (Henri IV-Roi de cœur de Jean Paul Desprat. Tallandier 2018). 

Cette anecdote se retrouve avec Tallemant des Réaux qui raconte dans ses Historiettes qu’un jour « il fit un discours devant Henri III, pour prouver qu’il y avait un dieu, et après l’avoir fait, il offrit de prouver, par un discours tout contraire, qu’il n’y en avait point ».

Quel fut la réaction du Roi ? 

Ses chantiers étaient nombreux. Paris appartenait à la Ligue et sa « cousine », Catherine de Lorraine de la Maison de Guise, autoproclamée Reine de Paris, muni d’une paire de ciseaux d’or qu’elle portait à la ceinture cherchait le roi pour le tonsurer et l’enfermer dans un couvent.

Didier Eclimont
  • HENRI GUILLEMIN

HENRI GUILLEMIN

L’art oratoire ou l’art de persuader
Décédé en 1992 à l’âge de 89 ans, Henri Guillemin, normalien, agrégé de lettres fut le condisciple de Jean Paul Sartre et de Paul Nizan pour ne citer que ceux- là. Il consacre sa thèse à Lamartine et devient un spécialiste de la littérature du XIX siècle. L’engagement politique de ces écrivains l’amène à s’intéresser à l’histoire. Nommé, après la guerre, attaché culturel à l’ambassade de France à Berne, il choisit de vivre à Neuchâtel, ville où sont déposées les archives de la correspondance de Jean Jacques Rousseau, son auteur préféré. Poursuivant ses recherches, il se partage entre la France et la Suisse. Connu des lecteurs, plus de 60 livres édités, les français le découvrent en 2014 lorsque ces conférences enregistrées dans les années 60-80 pour la télévision suisse romande sont mises en ligne sur internet.

La posture.

« Les faits ne sont pas des objets. L’histoire est une aventure humaine. Je travaille sur des documents, rien que des documents, après c’est une affaire d’interprétation. Je ne suis pas objectif, mais je suis honnête. ». Tout est dit. 

« Iconoclaste » pour certains, manquant de partialité pour d’autres, l’éclectisme d’Henri Guillemin, la diversité de ses curiosités ainsi que son talent à instruire feront de lui un personnage très populaire en Suisse.

Henri Guillemin raconte (Make a story)

La structure comme Story Telling

Ce qui surprend chez Henri Guillemin, c’est le talent inné de dispenser un discours qui semble improvisé. D’entrée il crée le lien par la confidence. La voix est posée. Et par un regard, il convie chacun à le suivre dans la douceur. A sa portée quelques notes éparses dans lesquelles ira piocher pour manifester l’authenticité de sa démonstration. Il donne le thème invention et se lance dans l’action (oralité) pour trouver en s’exprimant son élocution, sa disposition, ses arguments. Les meilleurs improvisateurs possèdent à fond le système du plan rhétorique, ce qui leurs permet en permanence de bousculer un ordre logique tout en restant intelligible. Henri Guillemin possède une mémoire qui n’est que le fruit d’une longue préparation. Les derniers rhéteurs latins plaçaient la mémoire entre l’élocution et l’action, cette capacité à retenir qui permet l’improvisation.

Le jeu de dire

L’oralité d’Henri Guillemin

Rien d’académique dans le style d’Henri Guillemin. Il n’est pas infatué et ne se drape pas d’autorité pour se réfugier sur des sommets inaccessibles. Supprimant les distances, à provoquer une intimité, il nous fait part de ses inimitiés tout en reconnaissant leur talent. - Vigny, Voltaire, Constant, Gide. Son émotion maitrisée, il dit ses colères, confie ses admirations, s’emporte et s'embarque dans une démonstration ponctuée de digressions. Mais à chaque fois, en pédagogue, de façon didactique sans jouer au professeur qu’il est, il vous ramène au point principal de son discours. Il ne communique pas, il converse. Il ne monologue pas, il dialogue. Il convie à participer en usant de questions rhétoriques (dites questions de l’orateur) auxquelles il répond après réflexions. Il tient en haleine sur les trois fonctions essentielles de la disposition – la mise en ordre de l’invention : Instruire, Plaire, Emouvoir. 

S'appuyant sur les consonnes, se servant de scansions, usant de ruptures, par sa spontanéité, il suscite l'adhésion du public. A jouer sur la posture, il facilite la confidence avec lui. Son souffle accordé, il se dispense le temps nécessaire pour reprendre le cheminement et la maîtrise de son discours. 

L’’oralité se construit dans l’écrit, et c’est un des paradoxes de l’oralité, Henri Guillemin abandonne toutes les règles de la ponctuation écrite qui ne servent qu’à la lecture 

Il confie dans ses entretiens qu’il fut conseillé par Maurice Chevallier.

Il n’y a communication que s'il y a communion, et il n’y a communion que s'il y a identification, on ne peut persuader que si on est soi-même convaincu. 

C’est là tout le talent de conteur d’Henri Guillemin où le verbe se fait chair.

Didier Eclimont